On peut dire, sans crainte d'erreur, que les fous d'office ont existé en même temps que les rois. Selon Rabelais : les mathématiciens disent un même horoscope être i la nativité des rois et des sots ; selon Régnier : les fous sont aux échecs les plus proches des rois.
Il ne faut pas cependant prendre au sérieux la plaisanterie du prédicateur Menot, qui, dans ses sermons de carême, s'autorise du texte des proverbes de Salomon (Stulissimus sum virorum, je suis le plus fou des hommes), pour déclarer que si tous les fous qui ont vécu sur la terre formaient une danse, le grand roi Salomon donnerait le branle et porterait la marotte.
On comprend la prédilection des rois et des puissants pour les fous qui passaient pour des oracles : « Par l'avis, conseils, prédiction des fous, vous savez quantes princes, rois et républiques ont été conservés, quantes bataille! gagnées, quantes perplexités résolues?» dit Pantagruel à Panurge dans le troisième livre de Rabelais ; fuis il explique les causes de la faculté prophétique des bus, en disant que pour être apte à recevoir bénéfice de divination, il faut « s'oublier soi-même, issir hors de soi-même, vider ses sens de toute terrestre affection, purger son esprit de toute humaine sollicitude et mettre tout en nonchaloir ; ce qui est vulgairement imputé à la folie». Hippocrate attribuait la folie à une inspiration divine ; de là le respect que l'antiquité accordait aux malheureux privés de raison : nous avons changé le temple en hôpital.
C'était un reste de paganisme qui se conservait dans la plupart des églises de France, sous le nom de fête des fous, scandaleuse orgie allégorique dans laquelle le pouvoir ecclésiastique tombait des mains de l'évêque dans celles du sous-diacre et de l'enfant de choeur, afin de prendre un moment la suprématie aux pauvres d'esprit, à qui l'Evangile promet le royaume des cieux. La morale de cette fête licencieuse et sacrilège devait être basée sur le vieil apophthegme : « Les sages, voyant la faute des fous, se gardent d'y tomber. »
Cependant on aurait tort de croire que les fous d'office fussent véritablement des fous que la médecine eût revendiqués de notre temps. Ce n'était d’ordinaire que des idiots de naissance ou des badins de profession ; ces derniers surtout avaient la repartie vive, mordante et spirituelle : on les appelait morosophes ou fous-sages. Un gentilhomme de la cour de Henri III, ayant traité le sien de roi des fous, en reçut cette réponse pleine de sel et de sagesse : « Plût à Dieu que je le fusse, car j'espérerais commander à tel qui a plus de puissance que moi ; mais je vois bien que je ne serai jamais grand seigneur ; les places sont toutes prises ! »
Les plus grands fous en effet n'avaient pas marotte, et la comédie du Prince des sots, ralliée sous la devise de la basoche : le nombre des sots est infini (infinitus est stultorum numerus), n'épargnait pas dans ses solies, les papes et les rois. Avant que le savant Erasme eût osé faire l'Éloge de la folie, traduit dans toutes les langues et réimprimé cent fois, il eût été plus difficile de faire l'éloge de la sagesse qu'un philosophe mettait au rang des sciences occultes.
Il y avait autant de sortes de fous d'office que de caprices chez les seigneurs qui cherchaient moins la récréation de l'esprit que celle des yeux : Esope, qui était réellement un bouffon fort amusant, n'aurait pas manqué d'acheteurs au moyen-âge, où le mérite de sa bosse, de sa taille contrefaite et de sa figure hideuse eût réuni les suffrages des rois les mieux faits et des plus belles dames. Car la laideur et la difformité étaient aussi recherchées pour un fou que l'intelligence chez un singe, la beauté du plumage chez un paon et le jargon chez un papegeai ou perroquet. Le plus horrible magot, qui le disputait en monstruosité aux diaboliques inventions de la sculpture chrétienne, avait le privilège d'être admis le premier dans la chambre royale, de parler à sa fantaisie sans attendre qu'on l'interrogeât, et de décocher impunément contre les plus nobles blasons les traits de sa méchanceté. Les crétins sont encore en Suisse l'objet d'une tolérance analogue, quoiqu'ils soient muets. Hommes et femmes souffrent tout de ces êtres malfaisants qu'on croit favorisés du ciel. Ainsi le fou se permettait tout le mal possible sous la protection de son maître.
On choisissait donc de préférence des nains, des bossus, noirs et les plus grotesques variations de l'espèce humaine : on sait quel rôle important jouent ces personnages dans les romans de féerie et de chevalerie, nains sonnant du cor, bossus récitant des ballades au souper, noirs serviteurs des palais magiques. Ces malins commensaux du manoir féodal étaient toujours en rivalité avec les chiens de vénerie, les oiseaux de la fauconnerie et les autres animaux domestiques, même les lions, que la châtelaine nourrissait de sa main.
Cette rivalité ne se bornait pas à faire montre de la figure la plus épouvantable et de la grimace la plus fantastique. Un fou d'office bien appris sautait et gambadait comme un singe, jouait de la cornemuse, de la trompette du rebec pour égaler la musique du rossignol ; jetait un luxe de paroles pour n'avoir rien à envier à la pie ; babillarde, savait par cœur des motets, des oraisons, des ; vers, des adevineaux ou énigmes à deviner, des lais ou contes joyeux ; tout cela, afin de mettre en relief sa supériorité sur le lévrier fidèle qui couchait au chevet de son maître, sur le faucon que la dame du lieu faisait elle-même voler, sur la haquenée que montait cette gente damoiselle dans les chasses et les voyages.
Ces talents divers du fou d'office n'étaient pas comme son corps ridiculement bizarre, l'œuvre de la nature, qui cependant, au rapport, de Bodin, fait qu'un frénétique parle latin sans l'avoir jamais appris. Un fou de bonne maison était élevé avec autant de soins, de peines et de frais qu'un âne savant, excepté qu'à son entrée dans une ville il ne payait pas le truage ou la taxe en monnaie de singe, c'est-à-dire avec une chanson ou bien une gambade, redevance imposée au bateleur conduisant un singe.
Le fou avait un gouverneur, ainsi que le chenil des valets de chiens ; il était servi des meilleurs morceaux à table, ainsi que les éperviers et les paons dans l’oiselerie ; il étudiait les tons, les sauts, les reparties, les chansons, ainsi que les perroquets, les pies, les corneilles en cas il recevait même en punition les étrivières et allait faire pénitence aux cuisines, c'est-à-dire en compagnie des valets.
Au bon vieux temps, on instruisait les fous de même que les bêtes pour les vendre ou pour se divertir. Guillaume Bouchot, sieur de Brocourt, s'exprime ainsi dans ses Serées au sujet d'un idiot que Dieu ayant créé et mit au monde avait laissé là: « Ce serviteur était d'une famille et d'une race dont tous étaient honnêtement foi et joyeux ; et outre tous ceux qui naissaient en la maison où ce serviteur était né, encore qu'ils ne fussent de sa ligne, venaient au monde fous et si l'étaient toute la vie : tellement que les grands seigneurs se fournissais de fous en cette maison , et par ce moyen elle était devenue grand revenu à son maître. » Cette singulière école de fous avait la vogue à la fin du seizième siècle, à l'époque où Henri III accaparait tous les petits chiens de Paris.
Il suffisait qu'un fou d'office tînt les promesses de son nom, soit qu'on dérive ce nom du grec « 9011X04 », tête aiguë, parce que la conformation étroite et conique de la tête est le signe de l'absence de cervelle, soit qu'on lui tire du latin follis, soufflet, parce que la tête d'un fou est pleine de vent et de billevesées ; ou ne soutenait pas une thèse en Sorbonne pour avoir droit de revêtir les insignes de maître-ès-folie, savoir le bonnet à longues oreilles et crête de papier, la marotte au poing, la vessie à la ceinture, et la livrée aux couleurs d'un maître, toute résonnante de grelots.
Les ordonnances des rois défendaient aux roturiers l'usage de certaines étoffes et de certaines fourrures réservées à la noblesse ; les chevaliers seuls chaussaient des éperons dorés, les manants ne chevauchaient que des mules ou des ronsins ; les demeures de nobles se distinguaient par des tours, des girouettes, des colombiers, des fossés et autres attributs que la cabane du laboureur et le pignon du bourgeois auraient craint d'usurper ; mais tout le monde avait licence de prendre un fou à sa solde.
Cependant le concile de Paris, en 1212, réforma les abus des mœurs ecclésiastiques et fit la guerre aux fous que les évêques entretenaient dans leur maison épiscopale pour se donner à rire. Le rire n'est-il pas le propre de l'homme ? Or les rois, qui ne se dérident pas souvent au milieu des noirs soucis de la couronne ont plus de peine que personne à trouver un peu de ce rire qui fait tant de bien et qui naît de lui-même sur les lèvres du gueux se chauffant au soleil. Les rois, pour distraire leurs ennuis et leur oisiveté, s'étaient entourés des fous, les plus innocents et les plus habiles, qui s'efforçaient de réveiller une gaîté morte et qui ne produisaient que la pitié ou le dégoût.
Quelle devait être la condition abjecte et pourtant enviée de ces créatures qui n'avaient plus à eux une pensée, un sentiment, qui riaient de bouche lorsqu'ils avaient des larmes au fond de l'âme, qui se voyaient ravalés au niveau des chiens et des singes, qui ne pouvaient espérer ni famille ni amis, qui vivaient et mouraient au bruit moqueur de leurs grelots ? Sans doute, il s'est rencontré plus d'une fois un cœur d'homme abattu d'indignation sous le déguisement d'un fou ; sans doute, une main qui aurait bien tenu la garde d'une épée s'est crispée sur le manche d'une marotte, et plus d'une fois le fou a craché sa honte au front des rois.
L'histoire qui a daigné s'occuper des cartes de Charles VI, de l'arbalète de Charles VII, de la vénerie de Louis XI, de la paume de Charles VIII et des amusements favoris de nos rois de France, n'a pas écrit les fastes de tous leurs fous ; c'est une grave omission dans l’Art de vérifier les dates, et dans la Généalogie des grands officiers de la couronne de France ; car il semble en mainte circonstance que le fou d'office était caché malicieusement sous le manteau royal.
On connaît seulement les noms de Thevenin, sous Charles V ; de Caillette et de Triboulet, sous Louis XII et François Ier ; de Polite et de Brusquet, sous Henri II, François II et Charles IX ; de Sibilot, sous Henri III ; de Maître-Guillaume et Chicot, sous Henri IV ; d'Angoulevent et de L'Angely, sous Louis XIII et Louis XIV. Voilà bien des interrègnes dans le royaume de la folie qui commence, d'une manière certaine, à Charles-le-Sage.
Ce prince aimait l'entretien des fous, « et cette récréation prenoit, dit Catherine de Pisans son historiographe,- afin que soin de trop grande occupation ne pust empescher le sens de sa santé. » Après son lever et sa prière à Dieu, Charles, avec ses serviteurs, raconte le même historiographe, « par bonne familiarité se truffoit . de paroles joyeuses et honnestes, parsi que sa douceur et clémence donnoit hardiement (hardiesse) et audace, même aux moindres de hardiment deviser à lui de leurs truphles (folies) et esbattements, quelque simples qu'ils fussent, se jouoit de leurs dicts et leur tenoit raison. »
Les fous de Charles V étaient ses plus privés ou ses familiers, comme est qualifié Louis Millier, ménétrier de Philippc-le-Hardi, duc de Bourgogne, dans un état des domestiques de ce duc. Le fou savait se rendre indispensable par son adresse à flatter les goûts et les passions de son seigneur, par ses horoscopes, ses épigrammes, ses bouffonneries ou ses truphes : le mot de mystification, qui a un sens absolument semblable, ne fut inventé que quatre siècles plus tard, en l'honneur du petit Poinsinet le mystifié.
Charles V, ayant perdu son fou, écrivit à la ville de Troyes de lui en fournir un autre, suivant la coutume : d'où il paraît que la Champagne, caractérisée par ce fameux proverbe : Quatre vingt-dix-neuf moutons et un Champenois font cent bêtes, avait la gloire d'approvisionner de fous le roi de France, comme plus tard les jésuites s'attribuèrent de lui donner des confesseurs. On disait alors : la nience de Châlons, pour la niaiserie par excellence ; mais la Champagne, quoique déjà illustrée par ses trouvères, n'avait pas imposé silence au proverbe par la naissance de La Fontaine et de Racine.
Le fou que regrettait Charles-le-Sage fut enterré à Saint-Gerinain-l'Auxerrois, où son tombeau n'existait plus du temps de Sauval, qui en décrit un autre du même genre ; qu'on voyait à Saint-Maurice de Senlis avec cette épitaphe :
Ci-gyt Thévenin de Saint-Legier
Fol du Roi notre Sire
Qui trépassa le onzième jour de juillet à
L’an de grâce MCCLXX1V.
Priez Dieu pour l’âme de LY.
Ce, tombeau était formé d'une pierre de liais longue de huit pieds et demi sur quatre et demi de large, gravée en creux et offrant l'image du mort. Thévenin est couché, en habit long ; il a pour coiffure une calotte à houppe, et sur les épaules un froc à capuchon : il tient une marotte en main et porte deux bourses sur l'estomac ; les pieds sont nus, et, ainsi que le visage, imités en incrustation d'albâtre ; à l'entour de cette tombe on a sculpté avec le travail le plus minutieux une foule de petites ligures dans des niches. Les bourses et la marotte représentaient les armes parlantes des fous qui ne l'étaient qu'à beaux deniers comptants.
Au reste, sous Charles-le-Sage, les fous en titre d'office étaient au nombre des officiers de toute maison princière. Jean, duc de Bercy, frère du roi, qui mourut en 1410, fut accompagné à ses obsèques, par ses fous vêtu de deuil.
Le bibliophile P. L. Jacob.