Extrait :
Et nous partons. Maman se met à parler avec animation à Pattie et je reste silencieux en ressassant mon amertume. J'aurais bien aimé passer la fin de l’après-midi à jouer à l’appartement avec Bugin, au lieu de quoi on va devoir passer des heures dans des magasins surchauffés... Après, il faudra faire les courses.
Je dois avouer que je n’aime pas trop les fins d'après-midi, après l'école, passés dans les magasins. Il y a beaucoup trop de monde et de bruit à mon goût. On passe son temps à piétiner et à faire la queue. Après ça quand on rentrera , je n'aurai que mes devoirs à faire, autant dire qu’il n'y aura aucune occasion de se distraire.
« Vivement la fin de la semaine, me dis-je. Et le week-end! »
L’après-midi est rudement occupé. Il semble que chacune des tâches ne finira jamais. J'ai le cerveau cotonneux. A chaque fois que nous sortons d’un magasin, j'espère que Maman se dirigera vers la sortie et qu’on rentrera enfin à la maison, mais en fait, elle se dirige vers un autre magasin et on doit encore poireauter.
Le soir venu, nous rentrons enfin, le coffre de la voiture chargé de sacs et d’autres sacs sur la banquette arrière, contiennent le nouvel imperméable de Pattie, ainsi que ma nouvelle paire de tennis.
« Ouf ! C’est pas trop tôt ! » je pense, tandis que la voiture se dirige, une bonne fois pour toutes, vers le Cube du Raton-Laveur.
« Elle est grosse, hein, Bugin? dit Pattie tout d'un coup.
– Elle est obèse, dit Maman d’un ton pincé. Vraiment, elle doit très mal se nourrir.»
Je hausse les épaules. Qu'est-ce que ça peut bien faire?
Le soir, au dîner, Maman informe Papa que je me suis fait une nouvelle amie. Papa lève le nez de sa soupe et me regarde.
– Ah, vraiment? Et ça va, vous vous entendez bien?
– Ca va, dis-je. Elle est cool.
– Où habite-t-elle?
– Ici... Au cinquième, au sous-sol…
– Vous ne devriez pas avoir de mal à vous voir, alors?
Papa parle avec bonne humeur.
– Non...
Mais Maman a toujours un air pincé et elle prononce le nom de Bugin du bout des lèvres.
– Bugin a raté la rentrée des classes, apparemment.
– Vraiment ? Et ils l’ont acceptée quand même ?
– Elle avait un « papier ». Rudi n’a pas été capable de m’expliquer ce que ça signifiait exactement. Je n’ai rien compris. La première fois ils ne l’acceptent pas parce que ses résultats de l’année dernière sont mauvais, et la deuxième fois ils l’acceptent parce qu’elle a un « papier ».
Je me renfrogne. Maman m'a fait la leçon, à midi, lorsqu’elle a appris cette histoire de « papier », au sujet duquel je n'ai pas interrogé Bugin avec beaucoup d'insistance.
– Et alors quoi, elle vient de la planète Beagle? demande Papa.
– Je ne sais pas. Elle ne ressemble pas à un chien. Et elle était grosse. On aurait dit…
– …une grosse bogue, dit Pattie.
– C’est ça. Une grosse, grosse bogue!
Maman ouvre de grands yeux ronds, étonnée de ne pas avoir trouvé la comparaison plus tôt.
– C’est pas une bogue, c’est un chien, dis-je.
– Mais elle est trop grosse. Elle est malade. Elle a un problème. Je ne veux pas dire ça contre elle, ajoute-t-elle à mon adresse, c’est ta nouvelle amie, après tout, mais, enfin, vraiment…
Maman se tait, lève les yeux au plafond d’un air exaspéré, mais je l’entends penser tout haut, très fort, qu’elle en a vraiment assez des parents qui ne surveillent pas l’alimentation de leurs enfants.
Après, moi et Pattie allons nous coucher pendant que les parents regardent un film interdit aux moins de douze ans dans lequel des poules et des coqs mutants sucent le cerveau des gens.
*
Le lendemain, je suis content parce que c’est presque la fin de la semaine, le week-end approche. La seule ombre au tableau, c’est que ce jour-là, il y a la gymnastique, on va devoir courir pendant des heures...
Après avoir pris mon petit-déjeuner, m'être lavé et habillé, avoir fourré mes affaires dans mon cartable, je descends l’escalier du Cube rapidement (Maman me dit de ne pas prendre l’ascenseur car celui-ci tombe en panne régulièrement) et me retrouve dans le hall d’entrée. Je ne sais pas comment on accède aux sous-sols, là où habite Bugin, je n'y suis jamais allé. J'ai vaguement entendu parler de l’endroit par les gens de la résidence, la concierge par exemple, ou des groupes de jeunes qui fument à l’angle du Cube, mais je ne sais pas où se situe l’entrée. J'ai toujours vaguement cru que c’était cette porte grise dérobée, dans un coin du hall, mais quand j'essaie de l’ouvrir, je constate qu’elle est verrouillée.
Je regarde ma montre. Est-il possible que Bugin soit déjà partie?
Je décide d’attendre un peu. Cinq minutes, me dis-je, après, je me dépêche.
Je sors du Cube, traverse le parking où sont garées les voitures et franchis l’accès de la résidence.
« Si Bugin n’est pas encore sortie, c’est par ici qu’elle passera, » me dis-je.
Mais les secondes, puis les minutes passent, et Bugin ne vient pas. Au bout de six minutes, je peste et pars en pressant le pas.
Quand j'arrive à l’école, il reste deux minutes avant le début de la classe. Je repère la silhouette de Bugin, impossible de ne pas la voir, appuyée sur un mur, sous le préau, en train de m'attendre. Je me précipite vers elle.
– Salut!
– Salut. Alors ça s’est bien passé, hier?
– Quoi, les magasins? Oh, c’était assommant, j’ai cru qu’on n’en finirait jamais. Mais au moins, Maman m’a acheté des nouvelles chaussures, regarde…
Je lui montre les tennis que j'ai aux pieds.
– Tu en as de la chance... Juste pour le sport. Les miens, ils sont vieux…
Bugin contemple le bout de ses tennis usés.
– J’n’aime pas le sport, gémis-je, content à moitié seulement. C’est la seule matière où je suis vraiment nul.
La cloche sonne et nous rejoignons la file d’attente. Bugin se tourne vers moi.
– Tu as vu le film hier avec les poules qui suçent le cerveau ?
– Non. Je n’aime pas trop les films d’horreur. Et puis de toute façon, c’était interdit aux moins de douze ans, alors les parents n’ont pas voulu qu’on reste, avec Pattie...
Bugin paraît fière et horrifiée tout à la fois. Elle écarquille les yeux.
– Moi, on m’a laissé regarder. C’était vraiment horrible! A un moment, il y a un gros coq tout noir, effrayant, qui crève les yeux d’un chien avec ses ergots et le sang gicle partout, c’est dégoûtant…
Je fais une grimace. Je ne comprends pas pourquoi il y a tant d'enfants de mon âge qui sont fascinés par des choses comme ça.
Après la leçon de la matinée, le maître d’école nous fait sortir et nous emmène au stade situé à quelques centaines de mètres. Là, il nous fait nous exercer à différentes sortes de courses à pied, la séance s’achevant par une course de relais qui voit s’affronter deux groupes.
Moi et Bugin sommes les deux « boulets » dont aucun des deux groupes ne veut, mais au final, on s’arrange: nous sommes répartis dans chacun des deux groupes.
L’avantage des courses de relais, je songe en attendant en tête de la file, c’est que ma pitoyable performance sera masquée par celles de mes coéquipiers.
Le professeur donne un coup de sifflet et je pars en donnant toute la force de mes jambes, mais déjà mon concurrent de l’autre groupe me dépasse…un mètre…deux mètres….trois mètres…
Je le vois atteindre et saisir le bâton-relais tendu à bout de bras par le professeur, avant de faire demi-tour et de repartir en sens inverse, sous les encouragements et les acclamations de ceux de son groupe ; j'attrape à mon tour le deuxième bâton et cours vers mon groupe. Je vois mon coéquipier qui me suit trépigner d’impatience et d’énervement, tandis que je me hâte vers lui. Avec soulagement, je passe devant mon coéquipier en lui donnant le bâton, ralentis et souffle un peu.
J'ai toujours l’impression de déployer d’énormes efforts pour avancer moitié moins vite que les autres.
Ce jour-là, c'est le groupe de Bugin qui gagne. Ils sautent de joie et poussent des cris quand leur dernier champion termine triomphalement la course avec dix secondes d’avance sur son adversaire.
Puis tout le monde se dirige vers les vestiaires.
« Ouh, là là, ça m’a donné soif, tout ça! » dit Bugin, et elle va boire au robinet.
Mais quand nous revenons à l’école, Bugin se plaint également d’avoir « super-faim ».
"Le lendemain, moi et Bugin nous nous dirigeons, vers quatre heures de l’après-midi, vers un arbuste volumineux et touffu qui pousse au fond d’un coin de verdure, dans la cour. Nous tenons tous les deux des paquets de crokinettes à la main, dans lesquels nous piochons machinalement.
« J’ai failli me noyer, je raconte à propos de la leçon de natation d’hier soir, en exagérant un peu pour impressionner Bugin. Je n’ai pris qu’une seule inspiration, et puis j’ai plongé… dès les premières secondes, j’ai su que c’était raté. Je suis arrivé au fond du bassin, j’ai essayé de le trouver, son anneau, mais…aeurhhhhh ! (Je mets mes mainpattes autour de ma gorge, dans un geste explicite). Du coup, je suis remonté…
– Oh là là, c’est vachement dangereux, ton cours. Ca arrive que les élèves se noient ?
– Il paraît qu'il y a eu un mort, l'année dernière, dis-je en l'épiant du regard mais cette fois-ci Bugin ne me croit pas.