mai 1478
Prière
Vrai Dieu, souverain Roi des rois, de par la pitié supernelle1.
À vous ne plaise Seigneur Dieu, aux vêpres, ma Mère c’est éteinte et maintenant que sonne la prime2 je viens vous prier.
Nous disons « Dieu vous garde » afin de souhaiter le bon jour, que n’avez-vous su garder ma mère vivante ?
Notre bon évêque m’a dit que ma douce mère était maintenant auprès de vous, après tant de souffrance. Et j'en suis au fait, c'est surtout la douleur de me laisser seule qui était la plus ardente. Elle s’est éteinte gentiment, mais le cœur pleurant. Il serait bienséant de vous prier humblement et sans rancœur, mais je ne m’y contrains guère.
Donnez-moi allégement du mal que j’ai et qui est cause de ma fâcherie contre vous. Trouver la paix en implorant la grâce de certains Saints, je n’y crois pas, je préfère vous confier directement mes mots, c’est plus sûr et puis c’est vous qui devez entendre ma colère, car vous en êtes responsable. Autant ce vaux mon ange gardien que je ne prierai plus, à moins que vous ne m’en désigniez un autre qui fera son ouvrage en convenable mesure.
Vous avez retenu pour vous seul ma mère, si aimante à mon égard, alors que j’en ai tant besoin. Que n’avez-vous pensé à votre petite Alayone qui vient vous tenir compagnie chaque jour, comme une bonne amie, sans jamais manquer une prière, des matines aux complies ? Je vous raconte les gens d’ici, afin que vous en saisissiez la vérité, car je sais que certains omettent fais ou gestes ou en diaprent3 d’autres. Je pensais avoir vos grâces.
Pourtant je vous avais bien informée de la maladie de ma tendre mère. Hier encore je vous rapportais qu’elle avait le corps trop brûlant et que sa toux la fatiguait de plus en plus, au point de ne pouvoir plus me parler. Les remèdes de cet homme de science n’ont eu aucune prise sur son état fiévreux. Il était même effrayant avec son masque hideux au long nez pointu, ce n’était pas de la peste dont souffrait ma mère ! Que n'avait-il besoin de soumettre notre regard un tel accoutrement ? Nous voulions faire appeler la guérisseuse, mais elle a eu peur pour sa vie. Il semblerait qu’elle doive se montrer discrète, car quelques langues se sont déliées. Ma pauvre mère était blanche comme la craie de Notre Dame dont mon père taille les pierres. Sa peau cireuse reluisait comme les cierges portant votre flamme.
Notre bon évêque m’a dit que c’est vous maintenant qui serez veillant de mon bien-être. Je suis dans l’espoir que vous y mettrez autant de ferveur que ma douce mère et bien plus que l’ange qui devait la protéger. Que n'êtes-vous le roi divin, qu’ici, c’est elle qui était notre reine.
Puissiez-vous également prendre soin de mon père qui a bien de la peine. Il ne montre guère sa très grande tristesse, mais je l’ai entendu sangloter cette nuit alors qu’il fixait les étoiles. Son dur labeur sur Notre Dame, afin que l’on puisse vous rendre grâce comme il se doit, ne vous émeut-il pas légèrement ? Pourquoi n’avez-vous pas eu pitié de lui ? Lorsque mon doux père me considère, je vois bien son regard mélancolique. Si point n’avez-vous assez de temps pour lui, occupez-vous un peu moins de moi. Je m'en arrangerai. C’est que j’ai déjà du supporter le froid de 8 hivers, je suis suffisamment vaillante et instruite pour ne plus compter que sur ma personne.
Mon Père me dit souvent que je suis bien érudite et que dans votre grande bonté vous avez dû me donner l’intelligence de dix damoiseaux. Il ajoute ensuite — tant pis pour les pauvres diables qui n’ont pas eu de grain à faire germer dans leur esprit — notre bon évêque dit aussi que c’est un ravissement que de m’enseigner toutes les choses qui forment ce monde. Je le trouve un peu prétentieux de penser cela, comme si l’on pouvait connaître toutes les « choses qui forment ce monde ».
Seigneur Dieu, qui n’avez pas été agréable pour nous, je suis amère. C’est un pécher paraît-il d’être en colère et plus encore après le Très-Haut. Mais il fallait que je vous l'avoue, car je ne comprends pas pourquoi vous avez laissé une telle injustice se produire.
Je m’excuserai demain à la confession4. Notre bon évêque me dit que c’est utile à cela aussi, soulager sa conscience en avouant ses fautes, puis savoir qu’elles nous seront pardonnées. Peut-être que je serai moins fâchée après une nuit de sommeil, si toutefois j'arrive à trouver le repos, mais cela m’est égal puisque je serais absous.
Je vais supplier l'Enfant Jésus également, lui il me comprendra, il sait ce que c’est que d’être privée de l’amour de sa mère. Et ensuite je prierai notre vénérable Mère Marie, qui va avoir une autre enfançonne à protéger.
Dieu qui êtes en Trinité, que n’avez-vous point fait ce miracle de me laisser ma mère chérie ?
Amen
juin 1478
Journal du comte Geoffroy Soreau de Saint Géran, évêque de Chalons
C’est avec une profonde tristesse que j’ai dû personnellement inhumer en terre consacrée cette malheureuse et si jeune Bathilde. Le Tout-Puissant usant de son droit absolu de rappeler à lui cette si divine créature, laisse sur cette terre une pauvrette orpheline de mère et son père éploré. À mon service depuis plus de quarante saisons sans jamais faillir à sa tâche, Bathilde très chrétienne m’a demandé lors de sa dernière onction de veiller sur sa fille âgée aujourd’hui de 8 ans.
Amaury Duprés, père de la damoiselle, tailleur de pierre de mérite, œuvre avec conviction à l’édifice de Notre Dame dans le village de Melette5. Alayone, c’est ainsi que se prénomme l’enfante, est dotée d’une intelligence rare. Elle pourrait apporter beaucoup à notre petite communauté. Cependant, en ces temps sombres, il serait dangereux pour elle d’être trop instruite. La révision du procès de Jeanne d'Arc, servante de Dieu qui mériterait par cent fois de s’appeler bienheureuse6 et de se trouver en sainteté, en a aigri plus d'un. Le sujet des femmes n'est plus que source de jalousie et de haine. Et je pressens de nouvelles dérives abominables à leurs égards. Je vais donc prendre Alayonne Duprés à mon service en place de sa pauvre mère. Ceci lui permettra de rester en sécurité entre nos murs du château de Sarry. Étant donné l’avancement du chantier de notre basilique, qui s’annonce bien long, elle pourrait même y finir sa vie de damoiselle. S’il plait à Dieu de me prêter vaillance tardivement, elle pourrait y demeurer plus encore. Je continuerai de l’instruire sur quelques sciences qui ne pourront pas lui porter préjudice ou susciter l'indignation.
Ce sera mon dû à ma très chère Bathilde que mes prières n’ont pu sauver.
juin 1478
Prière
Vrai Dieu, souverain Roi des rois, de par la pitié supernelle.
Quel bonheur Seigneur Dieu ! Comme j’ai eu raison de me fâcher un peu.
Après ma confession, notre bon évêque, qui semblait contrarié par mes paroles, m’a informé de son souhait de me voir remplacer ma regrettée mère auprès de lui. Cela soulagera mon père, et à cause du plus profond respect que j’ai pour votre homme d’Église, j’ai donc sans réfléchir répondu que bon augure était sa proposition.
Sieur de Saint Géran est tellement bon avec nous et avec notre communauté. Tant qu’il sera présent, je sais que rien de fâcheux ne pourra nous chagriner.
Puissiez-vous me pardonner mes paroles d’hier. Même si c’est sans nul doute chose admise par la confession, je préfère m’en remettre à vous. Je vois que vous ne m’abandonnez pas. Assurément que ma mère est auprès de vous et qu’elle est colérée de votre agissement. A-t-elle dû vous le signifier pour que vous me couviez de tant d'égards aujourd'hui ?
Si vous croisez ma mère dans vos pas, dites-lui que je vais bien et qu’il ne faut pas qu’elle soit attristée. Dîtes-lui de faire bon profit de son éternité et qu’un jour nous nous retrouverons. Mais il faut qu’elle soit patiente, car il me reste toute une vie à l'espérer. Elle si bonne et si généreuse, je sais qu’elle vous a rejoint dans votre paradis.
Ma peine est moins vive qu’hier, pourtant je pense qu’en voyant père au repas j’aurai de nouveau le cœur lourd. Il sera sans aucun doute heureux de la bonne nouvelle que je vais lui annoncer, cela le soulagera. Qu’aurait-il fait de moi sur le chantier ? Je ne puis pour l’aider que chercher des petits cailloux…
« - Ainsi, me dit-il un jour, c’est notre secret, personne ne pourra me prendre mon sceau, il est unique. Il n’y a pas que la forme qui importe, la façon dont elle prend vie est également essentielle. Les hommes doivent découvrir pour que notre monde progresse. Savez-vous pourquoi, ma fille, j’utilise ces petits cailloux ? Un jour, alors que j’avais égaré ma pointe, en la cherchant, mes yeux se posèrent sur un minuscule silex, installé gentiment, là, seul, à mes pieds. Il ne me restait plus qu’à signer la pierre que j'achevais de sculpter et je devais en toute hâte appeler le maçon afin qu’il la transporte à Notre Dame où elle devait être sellée. Alors me vint cette idée saugrenue de prendre le petit caillou et de m’en servir pour signer la gargouille. Ma fille, sachez que souvent, les grandes découvertes sont dues au hasard, car en notre temps, on n'effectue d'autres recherches que celles qui soient utiles à notre survie ou au malheur d'autrui. Les belles inventions ne sont que le fruit de hasard et de la chance. Mais n’oubliez pas toutefois que c’est le travail qui nous rend meilleurs.
- Votre outil, mon Père, l’avez-vous retrouvé ?
- Il se trouvait sous mon séant. Puis il se mit à rire. Je m’astreins à avoir de l’ordre, mais parfois, mon esprit s’évade un peu, c’est le propre de l’artiste que de sortir des lignes toutes tracées. Cette histoire vous montre également qu'à certaines occasions, un malheur peut être est bon. Nous ne sommes jamais maîtres du temps, notre Seigneur Dieu peut nous infliger des circonstances ennuyeuses ou même des événements accablants. Ensuite, nous comprenons qu’ils étaient nécessaires, utiles ou qu’ils nous emmèneront ailleurs. »
Mon père avait raison, ma mère nous a quittés pour me laisser une vie douce auprès de notre bon évêque.
Dieu qui êtes en Trinité, merci pour cette nouvelle chance que vous m’apportez.
Amen
© Le roman a fait l'objet d'une procédure de protection des droits d'auteur auprès de l'INPI
1 Supernel : Du latin supernus, « d’en haut », « supérieur ». C’est un terme souvent usité lors des prières du moyen-âge. (retour à la lecture)
2 la prime : Au moyen-âge le temps était souvent compté d’après les offices liturgiques. Au Moyen Âge, le temps et la vie sociale sont essentiellement rythmés par la sonnerie des cloches dans les clochers qui marquent les différentes heures canoniales. (retour à la lecture)
- matines ou vigiles : milieu de la nuit (minuit) ;
- laudes : à l'aurore ;
- prime : première heure du jour ;
- tierce : troisième heure du jour ;
- sexte : sixième heure du jour ;
- none : neuvième heure du jour ;
- vêpres : le soir ;
- complies : avant/après le coucher.
3 Diaprer : Faire chatoyer, scintiller. Parer d'ornements divers. Ici nous pourrons le traduire par enjoliver. (retour à la lecture)
4 La confession apparaît en 1215. Si aujourd’hui elle nous permet d’alléger nos consciences ou de nous sentir mieux, celle-ci, s’était à l’époque établie dans les monastères dans le but de connaître les plus secrètes pensées des religieuses sur lesquelles les hommes voulaient exercer leur empire. De là, elle se répandit dans le monde. Ce fut sous le pape Innocent III que l’on imposa à tous les fidèles l’obligation de se confesser au moins une fois l’an au prêtre ordinaire. (retour à la lecture)
5 Le village de l’Epine où a été édifié la basilique de Notre Dame, n’était composé que d’une grosse ferme et d’une maison seigneuriale appartenant aux religieux bénédictins de Saint-Jean de Laon. Cette terre, du nom de Sainte-Marie et celle du village de Melette furent achetées vers 1550 par des gentilshommes du nom de l’Epine à qui il doit aujourd’hui son nom (mémoire historiques de la province de Champagne – Tome 1 page 269) (retour à la lecture)
6 La bienheureuse : ici celle qui a été élue, qui jouit de la béatitude éternelle. (retour à la lecture)