Tout en prenant congé du prince, Ambre restait songeuse. Bien qu’elle en ait appris beaucoup sur ses origines, son esprit n’avait cessé de la tourmenter : elle attendait un signe de Giuseppe. Or rien n’était advenu, elle quittait la grosse tour comme elle y était entrée. Elle en était là de ses pensées alors qu’elle se fit bousculer par un militaire. Celui-ci se confondit en excuses s’inclina et le miracle enfin se produisit : dans son chapeau un petit papier, la jeune femme s’en empara promptement. L’homme sourit et prit congé. Le visage impassible, mais le cœur battant, Ambre continua la descente des marches qui la menait hors de la tour et vers son destin.
Ce n’est qu’une fois dans sa chambre, avec pour seule compagnie celle de Jane, qu’Ambre déplia le message et le lut :
« Rendez-vous en la Chapelle de l’Aubespine (1), ce soir, après la célébration des Vêpres (2) »
Ambre serra le papier très fort contre son cœur :
« Je vais enfin le revoir !
– Il faut que vous brûliez immédiatement ce message. Vous vous rendrez seule à la messe, mais je ne serai pas loin pour veiller sur vous, la prudence est de mise. J’ai vu les regards inquisiteurs de Romance, il est fort probable que lui aussi et même les deux autres nous surveillent. Peut-être que nous devrions profiter de notre ressemblance pour brouiller les cartes. Nous allons nous vêtir de manière identique, de sombre, et partir ensemble. Mais pendant que vous vous rendrez à la Chapelle par un chemin dérobé, j’en prendrai un autre avec plus de foule. La nuit aidant, il sera difficile de savoir si nous sommes toujours deux. Pendant que vous entrerez dans le lieu saint, je resterai à l’extérieure, dans un recoin discret, surveillant les allées et venues ».
Couverte d’une longue cape, le visage baissé comme il convient à une femme pieuse, Ambre entra dans l’église et se faufila entre plusieurs personnes pour atteindre le milieu de l’assemblée. Rien de tel que tous ces gens pour ne pas attirer l’attention. Ambre se savait en terrain ennemi, au milieu de tous ces papistes honnis par sa famille protestante. Mais elle devait taire ses sentiments en cette terre de France si peu tolérante. Elle était ici dans un but bien précis, retrouver Giuseppe et vivre avec lui des aventures qui seraient palpitantes.
La cérémonie venant de commencer, des chants s’élevaient dans la nef, Ambre joignit sa voix à celle des autres lorsqu’elle l’entendit, elle l’aurait reconnu entre mille autres cette voix grave avec un léger accent : Giuseppe était juste à côté d’elle, vêtu lui également d’une cape l’enveloppant tout entier.
L’office se déroula sans qu’un mot ne fût prononcé ni un geste équivoque effectué. La foule des croyants commença à se disperser. Après un dernier signe de croix, le voisin d’Ambre se décida également à prendre la sortie, sans un signe, toujours en silence. La jeune femme attendit quelques minutes et suivit également le chemin vers l’extérieur. À la porte de l’Église, elle respira un grand bol d’air frais et scruta la foule qui avait quitté l’église pour se retrouver sur la place.
Elle s’engagea à son tour un peu perdue au milieu de tous ces gens lorsqu’elle sentit une main prendre la sienne. Elle se laissa diriger hors de la place, dans un dédale de rues lorsque le couple s’arrêta dans une rue sombre, à l’abri de tout regard.
Ils n’avaient prononcé aucun mot ni l’un ni l’autre, mais qu’ils se trouvèrent enfin seuls, débarrassés de leur cape ils se serrèrent l’un contre l’autre :
« Comme tu m’as manqué !
Réentendre cette voix grave remplissait Ambre d’un plaisir intense :
– Mais pourquoi Giuseppe ? Pourquoi ?
– Oui, dites-nous pourquoi mon ami ?
Romance, l’épée au poing sortit d’un recoin et pointa son arme vers le couple.
Giuseppe se détacha de sa compagne et se teint face à Romance. Aucune frayeur ne se lisait sur son visage, seulement un mélange peut être de joie et de fatalité :
– Combien de fois ne t’ai-je aperçu en cette forêt de Compiègne, jouant les prêtres compatissants auprès de la populace en compagnie de cette sœur Serafina, la face souriante, mais le regard froid. Ce même regard que j’ai pu maintes fois observer lorsque nous étions au milieu des Indiens. Seule la Compagnie de Jésus (3) et ses desseins n’avaient de sens pour toi, mais du Christ tu n’étais qu’une pâle figure. Les peuplades ne se sont s’y pas trompées lorsqu’elles ont voulu te tuer. Mais j’étais là pour te défendre, pour te protéger, pour t’aider à fuir. J’aurais pu t’en vouloir cent fois de m’avoir obligé à abandonner mes amis, mais Dieu qui a la vision de tout savait ce qui m’attendait à Plymouth.
Le regard de Giuseppe se dirigea vers Ambre pour se tourner à nouveau vers Romance :
– Mais cela tu n’as pas pu le supporter. L’amour t’est tellement étranger qu’il fallait que tu le tues au nom de je ne sais quelle conviction. Mais heureusement Dieu était de mon côté et il m’a sauvé une nouvelle fois pour me donner une mission encore plus belle, plus importante, celle de faire éclater la vérité, de montrer que l’usurpation romaine ne serait pas éternelle !
– Tais-toi !
Romance écumait de rage :
- Je ne laisserai personne salir le nom du Pape. Sans lui, le monde serait chaos. C’est la lumière qui nous guide. C’est lui qui oint les rois comme autrefois Samuel a oint David, qui est garant de l’ordre mondial. Il nous protège contre les ennemis venus d’orient, il nous permet de découvrir de nouvelles terres et d’atteindre les peuples qui y vivent afin qu’eux aussi gagnent le paradis. Regarde ce que sont devenus ceux qui ont voulu détruire Rome, ils sont morts ou chassés de toute part. Est-ce vraiment ce que tu veux ? Mourir pour une cause perdue ? Vivre terré jusqu’à ce que quelqu’un te trouve et te fasse subir les pires tortures ? Reviens à la raison, suis-moi, personne ne saura rien des mois passés. Chasse cette femme de tes pensées et suis la voie qui t’est offerte par l’Église !
Giuseppe eut un rictus amer. Il comprenait que Romance et lui étaient devenus Caen et Abel, les deux frères ennemis, incapables de se comprendre l’un l’autre et que l’un devait disparaître pour permettre à l’autre de vivre une vie sans doute misérable. Il était prêt à ce sacrifice, il ne serait pas celui qui tuerait son frère. Il s’approcha de Romance, les deux bras tendus en croix :
– Et bien mon frère, fais ce que tu penses être juste, je ne me défendrai pas.
La main de Romance tremblait et pour la première fois il pleurait, mais très vite il se reprit, rien ne devait l’éloigner de sa mission qui était de servir sa communauté et le pape, il s’apprêtait à transpercer le corps de son ami de son épée, mais son geste fut interrompu par une détonation, une balle venait de lui toucher l’épaule. L’épée lui glissa des mains et il tomba sur ses genoux, laissant apparaître derrière lui une femme tenant un pistolet. Jane était là elle aussi. Elle s’approcha de Romance :
– Pensiez-vous réellement que j’allais vous laisser tuer mon meilleur agent ?
Le visage de l’homme à terre se montrait incrédule :
– Je ne souhaite pas vous tuer ou alors dans un combat loyal.
Elle prit l’épée à terre et recula :
– La tâche des faucons de Bourgogne est loin d’être terminée, viendra un temps où les peuples reprendront leur liberté, c’est ce que nous apprennent les écrits de Saint Malachie d’Arnagh. En attendant, nous devons distiller le venin qui anéantira l’obscurantisme et faire en sorte que chacun puisse lire les Saintes Écritures. Nous avons cru que la Reine Mère toute à la haine envers son fils allait nous y aider, mais cette grosse baleine s’est laissée vaincre et a quitté Compiègne pour courir à sa perte. Mes espoirs vont maintenant vers le royaume anglais qui va certainement se débarrasser de son roi trop enclin à protéger les catholiques (4).
Jane se pencha vers Romance :
– Nos chemins se séparent. J’ai apprécié votre compagnie et sans doute que dans d’autres circonstances nous aurions pu sympathiser, mais votre fanatisme vous empêche de réfléchir.
La jeune femme se rapprocha encore plus près de l’homme à terre et fouilla dans ses poches pour en tirer deux anneaux :
– Je voulais récupérer notre bien avant de vous dire définitivement adieu.
Elle tendit l’un des anneaux à Ambre et glissa l’autre à l’un de ses doigts. Romance réunit ses dernières forces :
– Nous nous reverrons… »
Et il sombra.
Les trois autres jetèrent un dernier regard sur lui et s’éloignèrent à grands pas. Sans doute que des gardes de villes, alertés par le voisinage, ne tarderaient pas à découvrir le corps à terre et viendraient lui porter secours.
En attendant, il fallait fuir Bourges au plus vite.
Une troupe formée de Giuseppe, des deux femmes et d’une garde rapprochée galopait à travers les bois vers le port de La Rochelle. À hauteur de la mer, Jane se tourna vers Giuseppe et Ambre :
« Lorsque Romance sera remis de sa blessure son seul but sera désormais de nous retrouver. Aussi devons-nous nous séparer. Je vais repartir vers l’Angleterre, retrouver mon époux et lutter avec lui. Quant à vous, Carteret sera heureux de vous héberger. Faites-vous oublier quelques temps puis dirigez-vous vers la Flandre ou l’Allemagne, là où il sera possible de continuer la lutte. La France est pour le moment perdue. Mais cette nouvelle communauté née en écosse et que l’on appelle la Franc-Maçonnerie devrait nous aider dans notre quête. Attendons.
Ambre et Jane se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. Sans doute que ce fut là le premier geste réellement d’amour qu’elles firent : la glace était enfin rompue.
– Nous nous reverrons chère sœur. Nous savons désormais qui nous sommes, rien ne pourra effacer ce que nous avons vécu !
Elles se sourirent, l’une reprenant un chemin différent, mais en sachant déjà que rien ne les séparerait plus.
Fin
- Chapelle de l’ancien palais de Jacques Cœur
- Vêpres : office célébré le soir entre 18 h et 19 h
- les jésuites
- Charles 1er d’Angleterre https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Ier_(roi_d%27Angleterre)